3

 

Ils s’installèrent à une table à l’écart, dans un coin sombre opposé à l’escalier et au comptoir. De là leur regard embrassait la salle sans qu’on les remarquât trop. Quelques clients avalaient leur bouillon à grandes lampées sonores.

— Je vous sers quoi ?

Memmia s’appuyait à leur table, toujours aussi aguichante, parée de verroterie clinquante, avec ses yeux bleu vif et sa bouche pulpeuse lourdement fardée.

— Tu as de la viande ? demanda Aneurin.

— Des abats de porc, domne, et du poulet rôti. Et pour accompagner, des fèves et du chou.

— Je prendrai le poulet et le chou, avec un pichet de vin et du pain. Et aussi de ces belles pommes que j’aperçois là-bas.

— Et pour… le garçon ?

Elle dévisagea Azilis, avec aplomb. La jeune fille eut peur d’avoir été devinée.

— La même chose, répondit-elle à voix basse.

La servante l’avait-elle percée à jour, la veille ? Évidemment ! Elle ne portait plus son manteau lorsque Memmia était entrée dans la chambre et sa natte était visible.

La porte de l’auberge s’ouvrit. Kian apparut, Aneurin siffla entre ses dents et le jeune homme vint s’asseoir à leur table. Azilis se sentit soudain plus légère.

— Tu as trouvé ce que tu cherchais, remarqua-t-elle en désignant l’arc et le carquois rempli de flèches qu’il avait à l’épaule.

— J’ai vu Fulvius dans le quartier des armuriers. Avec des miliciens.

Le sang d’Azilis se figea.

— Tu en es certain ? Est-ce qu’il t’a aperçu ?

— Je ne serais pas ici si c’était le cas.

— Qui est ce Fulvius ? interrogea Aneurin.

— Le fils de notre intendant, répondit Azilis. Alors, Marcus l’a chargé de notre recherche…

— Il doit être ravi, grogna Kian. Il me hait.

— Pourquoi ? demanda Aneurin.

— Jalousie. J’entraînais les soldats de la villa, pas lui. J’étais chargé de protéger la fille du maître, pas lui.

— Qu’allons-nous faire ? murmura Azilis en se massant les tempes.

— Ce que nous avons décidé, rétorqua Aneurin. Quitter la ville par la voie de Darioritum puis remonter vers le nord pour reprendre la route de Coriallo. Et partir le plus tard possible, quand l’attention des miliciens sera moins grande. En attendant, Kian, tu vas te raser. J’ai un rasoir et un pain de savon dans mon sac. Tu ne peux rien faire de plus pour changer de tête.

— Et pour le guerrier, choux et poulet aussi ?

Memmia revenait avec les plats qu’elle disposa devant eux en prenant tout son temps.

— Dis-moi, Memmia, l’interpella Aneurin, nous devons quitter Condate aujourd’hui. À quelle heure ferment les portes de la ville ?

— Vers la fin de la douzième heure, quand le soleil se couche. Pourquoi ? Vous comptez pas partir à la nuit quand même ?

— Non, personne ne ferait cela, admit-il d’un air pensif.

— Et vous allez où ?

— À Darioritum, mentit Aneurin avec un sourire charmeur.

— Ah oui ? Vu ton accent, minauda la servante, je me doutais que vous alliez retrouver un de ces clans de Bretons qui se sont installés sur les côtes d’Armorique.

— Bien deviné, ma belle, approuva Aneurin.

Azilis, pressée de voir la servante tourner les talons, tapota la table du bout des ongles. Le seul effet fut d’attirer l’attention de la jeune femme.

— Belle bague ! Et jolies mains ! Je connais pas une fille qui en ait de plus fines ni de plus soignées…

Azilis la toisa, furieuse. Que leur voulait-elle donc, cette garce ? Elle ne pouvait pas servir son infâme tambouille et les laisser en paix ?

— Ben quoi ? rétorqua la servante. Je disais pas ça pour vexer !

— Mon frère ne fait jamais ni lessive ni vaisselle, dit Aneurin. Il compte devenir moine et passe son temps à prier. Comme tu le constates, ça n’abîme pas les mains.

— Ouais. Je vois ça. Alors, le guerrier, du poulet ?

Kian acquiesça et Memmia regagna la cuisine d’une démarche chaloupée.

— Elle sait que je suis une fille ! souffla Azilis avec colère. Elle nous dénoncera à la première occasion !

— Je ne crois pas, rétorqua Aneurin. Pas si je m’en occupe.

— Tu vas la tuer ? demanda Kian.

Il saisit une pomme et la croqua tranquillement.

— La tuer ! Ta es fou ! Je vais lui parler et… la persuader de tenir sa langue.

— Je vois. Autre méthode.

— Je voudrais partir, gémit Azilis. Je ne supporte plus cet endroit. Allons-nous-en, je vous en prie.

— Comme ça, tout de suite, sans manger ? s’étonna son cousin. Rien de mieux pour attirer les soupçons ! Tu perds ton sang-froid, Azilis. Nous ne serons pas mieux dans la rue avec ce Fulvius qui nous recherche. Memmia m’a l’air d’une brave fille, juste un peu trop curieuse. Sois patiente, nous quitterons la ville dès que Kian se sera rasé. Vous avez entendu Memmia, partir le soir attirerait l’attention. Nous passerons la porte séparément, en priant Dieu pour qu’il nous accorde son aide.

 

* * *

 

La servante réapparut tenant une écuelle à bout de bras.

— Et un poulet au chou pour le guerrier ! Attention, c’est brûlant ! Ouais, pousse donc un peu ton arc que je m’emmêle pas les pieds dedans ! Quand même, vous êtes rudement armés ! Je dois dire qu’on voit pas souvent des gens de votre qualité dans notre auberge. C’est comme vos chevaux, ajouta-t-elle d’un air rêveur. Des bêtes pareilles, ça vaut son pesant d’or.

— Le diable l’emporte, s’exclama Azilis en breton. Kian a raison, il faut lui tordre le cou !

Aneurin la foudroya du regard puis adressa à Memmia un sourire charmeur :

— Tu es décidément aussi belle que perspicace, Memmia. Et curieuse comme une chatte. Alors écoute, si tu es bien sage, je te raconterai notre histoire en tête-à-tête, quand nous aurons fini notre repas. Tu peux attendre jusque-là ?

Azilis vit la servante rosir de plaisir :

— Fais-moi signe dès que tu seras libre, beau domne, et je m’arrangerai pour l’être aussi.

Elle ponctua sa phrase d’un clin d’œil appuyé avant de tourner les talons.

Kian éclata de rire.

— Ça fait partie de l’art des bardes cette façon d’embobiner les femmes ?

— Incroyable, grogna Azilis. Cette souillon mérite des gifles ! Quelle insolence ! Aneurin, tu ne comptes pas tenir parole ?

— Bien sûr que si. Je préfère endormir ses soupçons avec de beaux mensonges plutôt que la laisser jacasser devant les clients de l’auberge. Vous remonterez dans la chambre après le repas et Kian se rasera. Pendant ce temps, je m’occuperai d’elle.

Atterrée, Azilis sentit les larmes lui piquer les yeux. Elle se mura dans le silence pendant que ses compagnons dévoraient leur repas en parlant comme de vieux complices.

Aneurin interrogea Kian sur l’arc qu’il avait acheté, puis ils discutèrent des vivres à acheter et de la durée de la traversée. Kian n’avait jamais vu la mer. Le barde tenta de lui décrire l’immense étendue d’eau aux couleurs changeantes :

— Grise, verte, turquoise même. Elle varie avec le temps, avec les lieux. À Constantinople elle était d’un bleu azur en été. Elle n’a pas de marées mais les tempêtes y sont soudaines et terribles. Sur les côtes de mon pays, l’hiver, les vagues s’élèvent plus haut que les maisons. Des murs d’eau mouvante, d’un gris d’acier, frappent les grèves sans jamais s’arrêter. Et le vent souffle si fort qu’on ne tient pas debout sur les falaises. Et le vacarme ! Mille chevaux lancés au galop font moins de bruit ! Il n’y a rien de plus beau, Kian, rien de plus enivrant que ces tempêtes. Tu vois le monde dans toute sa puissance et tu comprends que tu n’es qu’un grain de sable dans la main de Dieu.

Malgré elle Azilis se laissait charmer par la voix chaude de son cousin. Le sortilège opérait aussi sur Kian, qui buvait les paroles du barde sans cacher sa fascination. Il leur avait fallu si peu de temps pour se lier d’amitié, pensait-elle. Kian-le-sauvage et Aneurin-le-fou. Ils se complétaient parfaitement.

— Et sur ton île, interrogea Kian, où irons-nous ? Tu sais où se trouve ton roi ?

— La capitale d’Ambrosius est à Venta Belgarum. D’après les lettres de Caius, c’est le lieu où nous avons le plus de chances de le rejoindre.

— Il faut déjà quitter la Gaule. Ne traînons pas davantage. Regarde, Memmia t’attend.

Azilis aperçut la servante qui couvait Aneurin du regard. Kian se leva et Azilis le suivit, le cœur serré par la jalousie. Elle se posta à la fenêtre de la mansarde, bras croisés, luttant contre une terrible envie de pleurer. Le jeune homme descendit remplir la jarre d’eau dans la cour, prit le savon et le rasoir d’Aneurin et s’assit sur une chaise, l’air ennuyé.

— Ce serait plus facile si je voyais ce que je fais.

— Désolée, je n’ai pas emporté de miroir, fit-elle d’un ton coupant.

Il y eut un long silence. Elle se retourna et constata que Kian était toujours assis, embarrassé. Elle soupira et proposa :

— Veux-tu que je te rase ? Je ne l’ai jamais fait mais je peux toujours essayer.

Il grimaça.

— Tu ne passeras pas ta colère sur moi ?

— Encore un mot de ce genre et tu te débrouilles seul.

— Oui, domna.

— Azilis !

— Azilis.

Elle savonna son visage puis, précautionneusement, fit glisser la longue lame affûtée le long de ses joues. C’était une opération délicate qui requérait toute sa concentration et l’obligeait à ne pas penser à ce qu’Aneurin pouvait faire avec l’abominable souillon. C’était aussi une situation qui la plaçait dans une étrange intimité avec Kian, une intimité inconcevable quelques jours plus tôt. Les yeux clos, le jeune homme s’abandonnait à ses soins. À la fin, elle recula d’un pas pour apprécier le résultat.

— Incroyable comme ça te rajeunit ! Ça te va très bien. Dommage que tu ne puisses pas t’admirer.

Il caressa ses joues.

— Ça me fait drôle. Je portais la barbe depuis longtemps.

— Aneurin a eu une bonne idée. Tiens, laisse-moi te coiffer aussi. Tes cheveux sont trop longs, on ne voit pas tes yeux, je vais les couper un peu. Là, c’est mieux. Tu ressembles à un jeune homme de bonne famille maintenant, ajouta-t-elle en souriant. Tu pourrais t’appeler Augustus, Petrus ou… Marcus ! Et moi, me voilà transformée en servante ! C’est drôle, non ?

Il ne répondit rien. Ses yeux dorés la fixaient avec une telle intensité qu’elle fut obligée de détourner le regard. Les insinuations d’Aneurin lui revinrent en mémoire.

— Si tu étais une servante et moi un jeune homme de bonne famille…

— Eh bien ?

— Rien.

Il se leva, marcha jusqu’à la fenêtre et grommela :

— On étouffe ici. Moi aussi j’ai hâte de partir. Je vais préparer les chevaux.

Au moment où il s’apprêtait à sortir, la porte s’ouvrit sur Aneurin.

— Problème réglé. Les montures sont prêtes. Nous pouvons partir. Ah ! Kian, c’est parfait ! Tu es presque méconnaissable.

— Alors, qu’as-tu raconté à cette Memmia ? demanda Azilis.

— Une belle histoire d’amour, répondit Aneurin avec un haussement d’épaules. Quoi de mieux pour émouvoir le cœur d’une fille généreuse ?

— Quels mensonges lui as-tu débités ?

Elle se passa les mains sur les tempes pour calmer les élans d’une migraine naissante. Il s’adossa au mur et déclama :

— Une belle jeune fille de noble lignage, un courageux jeune homme soumis à l’esclavage… L’amour les enflamme mais tout les sépare. Ils décident de fuir grâce à l’aide providentielle d’un cousin de la demoiselle. Hélas, le fiancé de la jeune fille – un être vil qu’elle déteste – les poursuit. Le jeune homme le tue dans un terrible combat, et c’est maintenant le frère qui envoie ses sbires à leur poursuite. Nos héros doivent se cacher, la jeune fille se vêtir en homme, et Memmia, conquise, est prête à tout pour nous aider. Alors ?

— Parfait, dit sèchement Kian. On s’en va ?

— On s’en va.

Ils descendirent l’escalier à la file, encombrés par les sacs et les armes. Aneurin marchait en tête, suivi d’Azilis qui aurait voulu dévaler les marches et fuir à un train d’enfer. Une sourde menace pesait. Alors qu’ils atteignaient enfin le rez-de-chaussée, Aneurin s’arrêta brutalement et se retourna, le doigt sur les lèvres. Elle le heurta, retint un cri et distingua nettement ce qu’elle redoutait d’entendre : la voix mielleuse de Fulvius.

L'épée de la liberté
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